Reconversion professionnelle

La Grande Démission : les vraies raisons du ras-le-bol

Publié par Sélim Niederhoffer

Dernière mise à jour : 15 mars 2022
|10 lecture min.

La Grande Démission est le nom de ce phénomène massif qui a vu 48 millions d’Américains quitter volontairement leur travail en 2021. Un nombre record qui a donné lieu à de nombreuses questions sur le sens à donner à ce mouvement né sur les réseaux sociaux en octobre 2020.

Quête de sens ? Culture d’entreprise toxique ? Ou pur opportunisme des travailleurs dans un marché qui leur est favorable ?

Ce mouvement concerne-t-il toutes les catégories socio-professionnelles ? Est-il circonscrit aux États-Unis ou la vague déferle-t-elle également en France ?

Si vous-même êtes tenté de quitter votre employeur, voici quelques clés de compréhension pour vous aider à mieux comprendre le marché du travail, aujourd’hui, en France.

La Grande Démission : définition

4,4 millions. C’est le nombre record de salariés américains qui ont quitté leur travail au mois de novembre 2021. Un chiffre qui représente 3% de la population salariée des États-Unis.

Une tendance qui dure outre-Atlantique puisque, entre avril et septembre 2021, ce sont 24 millions d’Américains qui ont démissionné du jour au lendemain. Soit l’équivalent de la ville de Los Angeles qui fuit chaque mois son travail.

Au total, sur la même année, c’est le nombre inédit de 48 millions d’employés américains qui ont donné leur démission. À titre de comparaison, ils étaient 21 millions de démissionnaires en 2009 et 42 millions en 2019. Soit une augmentation de plus de 14% du taux de départs des employés sur les deux dernières années.

La “Grande Démission” (Big Quit)>, puisque c’est ainsi qu’on l’appelle, désigne ces départs massifs de salariés auxquels assistent les entreprises de toutes tailles, incapables de contenir l’hémorragie.

Le phénomène a pris une telle ampleur que l’Oncle Sam enregistrait, en décembre 2021, 10,9 millions de postes vacants, soit 1 job et demi offert par chômeur. Une situation qui voit les employeurs tenter de recruter “n’importe qui ayant la volonté de travailler”.

Le mouvement est devenu viral sur les réseaux sociaux en octobre 2020. Date à laquelle, une employée de la chaîne de grande distribution WalMart a diffusé sur TikTok, l’annonce de sa démission à travers les haut-parleurs du magasin.

S’en est suivie une réaction massive d’Américains filmant et partageant à leur tour, leur propre départ. Le réseau social chinois, d’où tout est parti, a vu le mot-dièse #QuitMyJob (“Je démissionne”) cumuler 228 millions de vues au 1er mars 2022.

Un phénomène massif dont on peut légitimement se demander s’il se propagera dans le reste du monde, et particulièrement en Europe.

Depuis le début de la pandémie, le nombre d’habitants sans emploi des pays membres de l’OCDE a bondi de 14 millions.

Pourtant, au deuxième trimestre 2021, la zone OCDE observait une hausse du taux d’emploi post-pandémie qui atteignait 67.4% (contre 66,9% au premier trimestre 2021). Une progression relevée dans plus des quatre cinquièmes des pays de l’OCDE.

Les données fournies par l’OCDE sont à interpréter avec prudence suite à des changements méthodologiques apportés par l’Agence Emploi et qui affectent la comparaison entre le quatrième trimestre 2020 et les trimestres suivants pour les pays de l’Union européenne.

Toutefois, la tendance observée contredirait l’idée d’un grand ras-le-bol des employés du monde entier.

Au sein de l’Union Européenne, le marché du travail est naturellement plus disparate qu’aux États-Unis. En cause, une union de nations avec leurs propres marchés de l’emploi, barrière des langues, mobilités frontalières intenses mais moindres entre pays non limitrophes…

En Allemagne, on constate que le nombre de fins de contrats est plutôt stable sur l’année 2020, avec même une tendance baissière, d’après les chiffres donnés par l’Agence Fédérale des Statistiques de l’Emploi.

L'Espagne reste également étrangère au phénomène. Avec un taux de chômage d'environ 15% et un marché du travail précaire, peu de travailleurs espagnols mettent fin volontairement à leur contrat. En 2020 et 2021, le nombre de démissions a même diminué, selon le ministère espagnol de la Sécurité sociale.

Ailleurs dans le monde, comme en Chine, on a pu entendre parler d’une nouvelle génération de travailleurs désenchantés par des perspectives laissant peu d’espoir et rebutés par des salaires trop bas.

Mais ce mouvement, baptisé “Tangping” (s'allonger à plat), est un terme apparu en 2021 qui dénote plus une contre-culture chinoise, un rejet par les jeunes générations des pressions sociales liées à la culture du travail, notamment de la pression du modèle 9-9-6 (travailler de 9 heures du matin à 9 heures du soir, 6 jours par semaine).

Et la France dans tout ça ?

La Grande Démission en France : vague ou vaguelette ?

En France, la Direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques (Dares) enregistrait en juin et juillet 2021, 302 000 démissions en CDI contre 263 000 à la même période en 2019. Soit une hausse de 10,4% pour le mois de juin et de 19,4% en juillet.

En 2021, le nombre de ruptures conventionnelles augmentait également, dépassant les niveaux atteints avant la crise sanitaire : cette année, 452 800 ruptures conventionnelles ont été homologuées, soit une hausse de 6,7 % par rapport à 2020, et de 2,1 % par rapport à 2019, analyse la Dares.

Particularité française, la Dares indique qu’en juin 2021, les ruptures anticipées de CDD ont augmenté de 25,8 % par rapport au niveau atteint deux ans auparavant.

Ainsi, selon la Banque de France, ce sont donc plus de 300 000 emplois qui resteraient actuellement à pourvoir, malgré un taux de chômage supérieur à la moyenne européenne.

Exemple : selon Numeum, association représentative du secteur du numérique, il manquerait dans le pays environ 10 000 ingénieurs informatiques. Par ailleurs, l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH) évalue à 80 % la proportion de ses membres confrontés à des difficultés de recrutement liées à une pénurie de main-d’œuvre.

Ajoutons aussi qu’en 2015, selon le ministère du Travail, 2,5 métiers sur 10 étaient en forte tension de recrutement contre 6 métiers sur 10 en 2019. Soit un taux d’évolution de 140%.

Que conclure de ces données ?

En clair, s’il existe bien une pénurie de main d’œuvre dans nos contrées, on constate que le phénomène est bien antérieur au mouvement de la Grande Démission.

Il existe en France un problème d’attractivité d’origine structurelle qui renforce aujourd’hui les tensions de recrutement déjà existantes dans les métiers des secteurs secondaire et tertiaire.

(Et c’est notamment pour ça que les grands groupes développent leurs marques employeurs et veulent figurer dans le classement des meilleurs employeurs 2022). 

Par ailleurs, comme nous venons de le voir, le nombre de démissions constaté en France est proportionnellement moindre qu’aux États-Unis, au point où l’on peut se demander si les chiffres révèlent une réelle tendance de fond dans l’Hexagone.

Attention donc à la tentation d’interpréter des signaux faibles pour des signaux tout courts. Dans les faits, l’onde de la vague américaine n’est arrivée en France que sous la forme d’une vaguelette.

Reste à savoir si petite vague deviendra grande.

Dans une tentative de voir ce qui pourrait se profiler à l’horizon français, une analyse des causes réelles de cette vague de démission <em>made in America</em> peut aider.

Quête de sens ou opportunisme business ?

La thèse principale de cette défection généralisée est la suivante : à la faveur d’un contexte sanitaire favorisant le télétravail, ce dernier floutant les lignes entre bureau et domicile, les Américains auraient repensé leur rapport à l’emploi et à la place que celui-ci prend dans leur vie.

Le psychologue et enseignant chercheur américain, Anthony Klotz, père de l’expression <em>“Great Resignation”</em>, parle d’une grande prise de conscience.

Ces démissions massives sont-elles le signe d’une quête de sens ? Les démissionnaires divorcent-ils de multinationales cupides, polluantes et outrancièrement exploitantes pour être alignés avec leurs propres valeurs, éthiques et positives pour la planète ? Est-ce la fin des <em>bullshit jobs”</em>, ces métiers de bureau aux tâches aliénantes et vides de sens ?

Il faut dire que l’idée de la quête de sens au travail ne date pas d’hier. Or, si celle-ci trouve un écho remarquable parmi les jeunes générations, cette recherche de sens puise en réalité sa source dans des motivations bien diverses.

Il faut surtout opposer à cette lecture existentielle, la réalité des chiffres.

La plupart des démissions concerne d’abord les salaires les plus bas : restauration, hôtellerie, distribution, prêt-à-porter et santé sont les secteurs les plus touchés.

C’est-à-dire, les domaines les moins concernés par le télétravail mais directement impactés par les confinements successifs et le fort ralentissement de la mobilité à travers le pays. Par exemple, dans la restauration, le taux de départ est de 7%, soit plus du double de la moyenne nationale, tous secteurs confondus.

Par ailleurs, il semble que les motivations affichées de ces démissionnaires soient plutôt éloignées des questions éthiques, voire métaphysiques, que d’aucun voudrait leur imputer.

Les trois raisons premières de ces démissions outre-Atlantique sont :

  1. des salaires trop bas,
  2. des opportunités de carrière limitées,
  3. un rapport conflictuel avec leur supérieur.

Dans leurs nouveaux jobs, par quel chant des sirènes ces employés ont-ils été séduits ?

Qu’en est-il des cadres bien payés qui quittent une entreprise bien portante ? Une étude publiée en janvier 2022 par la revue spécialisée en management MIT Sloan, a analysé l’affaire de ces mystérieuses défections au cas par cas, auprès de 500 grandes entreprises.

Résultats :

  • La Grande Démission touche, aux États-Unis, les secteurs secondaire et tertiaire à égalité.
  • Au sein d’une même industrie, on observe des disparités significatives des taux de démission.
  • Les « cultures toxiques » sont la cause de cette grande démission parmi les catégories supérieures.

Parmi les jobs de type CSP+ qui voient le plus de <em>turnover</em>, il apparaît que les entreprises les plus innovantes et les plus performantes sont les plus vectrices de toxicité en leur sein. Ainsi, les employés sont 3,8 fois plus susceptibles de quitter Tesla que Ford ou la compagnie aérienne JetBlue que SouthWest Airlines…

De plus, fait intrigant, ils quittent aussi 2 à 3 fois plus SpaceX que Boeing, Netflix que Warner, et Goldman Sachs que HSBC.

“Capacité à travailler des horaires étendus et les weekends”. Il suffit de lire n’importe quelle offre d’emploi de SpaceX pour comprendre les exigences de ce type de boîte aux ambitions hors-normes.

Peut-on alors se permettre d’évacuer la question du sens au profit de l’hypothèse suivante : imaginer qu’un roulement des départs-embauches très élevé puisse faire partie du modèle de ces entreprises exceptionnellement ambitieuses et exigeantes ? Une toxicité plutôt liée à une culture d’entreprise qui relèverait plus du sectarisme et qui en dégouterait beaucoup ?

On s’apercevrait peut-être alors que la question du sens relèverait plutôt de la question d’un management sensé.

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